La pianiste Marie Jaëll, née Trautmann, a vu le jour le 17 août 1846 à Steinseltz (Bas-Rhin), village du nord de l'Alsace situé tout près de la frontière avec l'Allemagne. Elle est la fille de Georges Trautmann (1816-1890), agriculteur et maire de Steinseltz. En 1866, elle épouse un pianiste de renommée européenne, Alfred Jaëll (1832-1882). Devant elle, s'ouvrait une vie extraordinaire et surprenante de concertiste et de compositrice. Ses recherches pédagogiques, qui étonneront ses contemporains, ouvriront des perspectives novatrices et fructueuses.
Nul musicien dans la famille : elle étonne son entourage quand, encore toute enfant, elle demande avec insistance à apprendre le piano. Elle étudie d'abord avec l'instituteur du village puis, à peine âgée de 8 ans, est envoyée à Stuttgart en Allemagne, pour y parfaire son éducation musicale. En 1855, à l'instigation de son professeur qui organise un petit concert, elle joue devant Ignaz Moscheles qui lui prédit un grand avenir dans le domaine musical. En 1856, c'est Rossini qui remarque son talent lors d'un concert à Wildbad, ville de cure de la Forêt Noire.
Sa mère l'emmène à Paris, ville musicale par excellence, pour la présenter à Henri Herz, professeur au Conservatoire de musique de Paris qui accepte de lui donner des cours à titre privé, malgré son jeune âge. En 1862, elle s'inscrit enfin au Conservatoire de Paris où elle obtient brillamment le premier prix de piano la même année. Parallèlement, elle continue à étudier en Alsace avec Louis Liebe, musicien strasbourgeois connu et professeur réputé.
C'est en Allemagne, à Baden-Baden, ville de cure mondaine proche de Strasbourg où se pressaient tous les meilleurs artistes en vue, qu'elle va chercher les conseils d'un pianiste de grande réputation, Alfred Jaëll, né à Trieste le 3 mars 1832. Elle l'épouse le 9 août 1866 à Paris.
Alfred Jaëll était l'un des tout premiers pianistes européens à être parti en Amérique. De 1851 à 1854, il s'y était produit avec un succès phénoménal. De retour en Europe, il est nommé pianiste de la Cour de Hanovre en 1856. Il y côtoie Brahms et les grands interprètes de son temps (Joachim, Vieuxtemps, Laub, Sivori…). Il est aussi l'ami de Franz Liszt dont il interprète les œuvres avant même qu'elles ne soient imprimées ! Avec lui, Marie entre alors dans le monde cosmopolite des grands musiciens qui sillonnent toute l'Europe.
Bien que chacun des deux partenaires ait gardé sa personnalité, le « couple artistique » s'est incontestablement imposé. Remarquons que Marie est mise par la critique sur un pied d'égalité avec son époux ce qui rare à une époque où généralement les femmes devaient renoncer à leur propre carrière lorsqu'elles se mariaient, comme ce fut le cas pour la cantatrice Amalia Schneeweiss, contrainte d'arrêter sa carrière après avoir épousé le célèbre violoniste Joseph Joachim en 1863. Les Jaëll jouissent d'une réputation européenne. Le conflit de 1870 qui se soldera par le rattachement de l'Alsace à l'Allemagne aura un retentissement inattendu sur leur carrière : farouchement Alsacienne - Marie Jaëll optera pour la nationalité française en 1871 -, bien que consciente de sa dette envers l'Allemagne de sa première formation musicale, la pianiste n'accepte plus de s'y produire, entraînant Alfred à adopter la même attitude.
Alfred mourra à Paris le 27 février 1882, emporté prématurément par le diabète.
Être une virtuose renommée ne suffit pas à Marie Jaëll. Elle confie à une amie intime de Colmar, en juin 1880 : « apprendre à composer, passion qui ne me quitte jamais » ! Elle veut aussi s'affirmer comme compositrice. Franz Liszt l'encourage et soutient la publication des Valses à 4 mains publiées à Leipzig en 1876.
Elle travaille la composition avec Camille Saint-Saëns, Gabriel Fauré. En 1887, avec leur parrainage, elle est l'une des toutes premières femmes admises à la Société des Compositeurs de Musique de Paris. Elle présente avec succès plusieurs de ses œuvres à la Société Nationale de Musique à Paris, lieu de création par excellence de la musique française fondée en 1871. Le critique du Ménestrel écrit en 1885 :
Le Ménestrel du 1er février 1885, p. 72
Elle a laissé un corpus d'environ soixante-dix œuvres, de divers genres : œuvres pour piano, à 4 mains, concerti, œuvres avec chœurs, avec orchestre, mélodies, poème symphonique, musique de chambre et même un opéra, inachevé, Runéa. Toutes sont à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg.
Après la disparition de son mari en 1882, l'enseignement du piano, préoccupation de la virtuose depuis de nombreuses années, mobilisera progressivement « toutes ses facultés », selon sa propre expression. Elle proposera une démarche tout à fait originale et novatrice qui trouve son origine dans sa rencontre avec Liszt, pour elle incarnation vivante de la musique. « Lorsqu'en 1868, à Rome, j'ai entendu pour la première fois Liszt, toutes mes facultés auditives semblaient se transformer dès qu'il commençait à jouer… » écrit-elle dans Les rythmes du regard et la dissociation des doigts. Elle n'aura de cesse d'analyser le toucher pianistique pour arriver à percer le secret de « l'esprit lisztien ». De façon étonnante, elle met en doute l'efficacité des méthodes basées sur la répétition et ne se contente pas de juger le résultat c'est-à-dire les sons exécutés par le pianiste. C'est sur l'exécutant qu'elle concentre son attention en analysant comment il produit la musique ; elle analyse expérimentalement la manière dont est exécuté par le musicien un beau son qui donne une belle musique. Proposer un enseignement qui permette à chaque musicien d'atteindre un état psycho-physiologique propice à la libération de son énergie pour pouvoir recréer et faire vivre la musique comme Liszt le faisait : quelle ambition !
De façon inattendue, c'est la « science » qui servira cette quête. Ne l'oublions pas : avec la naissance de l'ère industrielle, la science prend de l'essor et parallèlement les laboratoires se multiplient. Parce que c'était dans l'air du temps, Marie Jaëll se meut en « chercheur ». Elle se passionne de plus en plus pour ces recherches qui lui font entrevoir un univers qui demeure envoûtant : celui du fonctionnement du cerveau. Elle collabore avec un disciple du Docteur J.-M. Charcot, Charles Féré (1852-1907), physiologiste réputé, médecin chef à l'hôpital du Kremlin-Bicêtre à Paris, jusqu'à la mort prématurée de ce dernier. C'est lui qui l'initie à la méthode expérimentale. Il met son laboratoire à sa disposition pour étudier les traces des empreintes laissées par les doigts encrées de ses élèves sur les touches du piano, mesurer le temps de réaction des doigts à un ordre avec le chronomètre d'Arsonval, le plus précis de l'époque. Elle multiplie les expériences tactiles, auditives et visuelles qu'elle poursuivra seule jusqu'à la fin de sa vie.
À une époque en pleine mutation, son extraordinaire curiosité intellectuelle la pousse à étudier à la Sorbonne la physiologie, la neurologie, la psychologie.. toutes ces nouvelles sciences en pleine expansion dont elle perçoit qu'elles peuvent enrichir la compréhension des mécanismes d'apprentissage du cerveau humain : une recherche passionnante pour la musicienne qui a toujours été interpellée par la difficulté de transmettre son art à d'autres et de le vivre elle-même, « d'avoir son âme » au bout des doigts lors de chaque concert, comme elle l'écrit dans ses notes de travail.
Elle nourrit la méthode qu'elle publie dans une première version dès 1894-1895, le Toucher, enseignement du piano basé sur la physiologie, de toutes ses découvertes, optant ainsi pour une démarche située à l'opposé des pédagogies principalement mécanistes ambiantes. Elle est certainement l'une des premières, sinon la première en France, à se situer dans ce courant qui est en train de se développer également en Allemagne et en Angleterre, proche des méthodes pédagogiques dites « actives » qui prendront leur essor au XXe siècle. Ce n'est pas par hasard que la jeune Élisabeth Caland, professeur de piano à Tübingen, élève de Deppe, le père de la démarche « physiologiste » de l'enseignement du piano en Allemagne, vient étudier à Paris avec elle, dans les années 1897-1898.
Entre 1896 et 1912, elle publie plusieurs ouvrages très pointus, fruits de sa démarche persévérante : La Musique et la psychophysiologie (1896), Le Mécanisme du toucher (1897), L'Intelligence et le rythme dans les mouvements artistiques (1904), Les Rythmes du regard et la dissociation des doigts (1906), Un Nouvel état de conscience et la coloration des sensations tactiles (1910), La Résonance du toucher et la topographie des pulpes (1912). Le titre d'une exposition présentée par la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg et le Conseil général du Bas-Rhin en 1997 résume bien la problématique de Marie Jaëll : De l'art du piano à la science du toucher.
Le grand pianiste Eduardo del Pueyo (1905-1986), professeur au Conservatoire royal de musique de Bruxelles résumait ainsi ce que représentait la « méthode Jaëll » pour lui. Basée sur le développement de la conscience et le travail mental, elle donne un chemin d'accès à l'art sans cesse renouvelé. À chacun de découvrir ses limites : éduquer et développer le plus finement possible les sensations tactiles, maîtriser la main, dissocier les doigts ; éduquer et développer ses sensations auditives pour obtenir une belle sonorité, devenir sensible aux subtilités rythmiques en harmonie avec la nature ; éduquer et développer les sensations visuelles pour une lecture musicale des notes qui forment des mots, des phrases. Par l'éducation de la main, c'est l'intelligence de tout l'être qui est en jeu. « Marie Jaëll, pour moi, ce n'est pas une méthode… C'est "la" base unique pour n'importe quelle méthode » déclare Eduardo del Pueyo dans les Entretiens sur le piano et son enseignement paru à Paris en 1990 (p. 26-27). Une éducation basée sur la conscience de la sensibilité tactile, auditive, visuelle n'est-elle pas une recherche toujours à réinventer ?
Marie Jaëll meurt à Paris le 4 février 1925, entourée du cercle de ses amis, de ses disciples, qui continueront à propager sa pédagogie, encore enseignée aujourd'hui.
Marie-Laure Ingelaere - 08/04/2012.
Concert du 5 avril 1856 à Wissembourg (Supplément au Nro. 15 de la feuille d'annonces de Wissembourg du 11 avril 1856).
Annonce d'un concert, probablement à Neuchâtel en 1859 (dans un journal de Suisse romande).
Le concert annuel d'Alfred et Marie Jaëll (Le Ménestrel du 25 avril 1875, p. 167).
Un concert de Marie Jaëll (Le Ménestrel du 1er février 1885, p. 72, cité ci-dessus).
« Critique musicale » par J. Weber : la nouvelle méthode de piano de Mme Jaëll (Supplément au journal Le Temps du 6 décembre 1891, p. 1).
« Le piano à la Sorbonne » : compte rendu d'une conférence de Marie Jaëll (Le Temps du 5 juin 1912, p. 4).
Illustrations : collections BNU Strasbourg et BNF Gallica