6. La méthode : le Toucher |
Femme reconnue en tant que compositeur, Marie Jaëll était forcément d'avant-garde. Concertiste, sa réputation n'était plus à faire et elle n'hésitait pas, dans ce domaine aussi, à innover. La première en France, elle donne de 1892 à 1894 l'intégrale des Sonates de Beethoven, de l'oeuvre de Schumann et de Liszt. A l'apogée du succès, elle va cependant cesser de jouer en public et de composer pour se consacrer entièrement à des recherches pédagogiques.
Dès 1868, lorsqu'elle l'entendit pour la première fois, le jeu prodigieux de Liszt lui apparu comme une révélation qui l'interpellera sans cesse toute sa vie durant. C'est certainement ce qui a fondamentalement motivé ses recherches. Comment reproduire et transmettre cette si belle musicalité ? Le contexte historique et scientifique ne peut que stimuler l'esprit en perpétuelle recherche de Marie Jaëll. La facture du piano est profondément modifiée par les inventions technologiques de l'ère industrielle, notamment par Sébastien Erard. L'esthétique sonore et la technique digitale du pianiste s'en trouvent remises en question. La physiologie devient une science reconnue ; Claude Bernard publie son Introduction à la médecine expérimentale en 1865. La connaissance du système nerveux et du fonctionnement du cerveau fait des progrès décisifs : carte des zones du cerveau, étude des réflexes (Pavlov). Le pédagogue français Alfred Binet (1857-1911) publie en 1894 son Introduction à la Psychologie expérimentale. Marie Jaëll, jamais satisfaite de ses connaissances, n'a pas pu rester insensible à ce contexte. De façon apparemment inattendue, l'idée s'est imposée à elle de commencer par étudier la physiologie de la main pour déterminer les bases d'une nouvelle pédagogie du piano. Dans une démarche tout à fait originale, elle met la science au service de l'art. Elle proposera une pédagogie, conséquence de ses observations et expérimentations, de ses connaissances du cerveau et du système nerveux. A l'opposé de la plupart des méthodes de l'époque, reposant principalement sur l'acquisition d'automatismes appris coûte que coûte par l'élève, Marie Jaëll propose un « nouveau système d'études » basé sur les réelles possibilités d'apprentissage du cerveau et du système nerveux. C'est par le mouvement pensé et le développement de la sensibilité tactile, auditive et visuelle qu'il faut enseigner le bon geste générateur de la belle sonorité musicale. Cette démarche, véritable révolution copernicienne, n'a pas toujours été comprise en son temps. Paradoxalement, elle nous semble si familière que nous n'en percevons plus le caractère novateur et moderne. Elle a donné une orientation définitive à l'enseignement de la musique, allant dans le sens des pédagogies actives modernes. Marie Jaëll publie en 1894 une première version de sa méthode qu'elle intitule Le Toucher, traduite en allemand par un élève devenu célèbre, Albert Schweitzer. |